Monsieur Saadedine El-Othmani
Chef du gouvernement marocain
Palais de Touarga, Rabat, Maroc
M. le chef du gouvernement,
Pour rappel, le 12 mars dernier, en pleine pandémie du coronavirus, vous avez approuvé le projet de loi n° 04.20 relatif à la nouvelle carte nationale d’identité électronique (CNIE), puis avec l’aide de votre parti islamiste (PJD), vous l’avez fait voter en urgence, par le parlement au mois de juillet. Cette loi prévoit que le nouveau document d’identité des Marocains sera écrit uniquement en langues arabe et français, excluant Tamazight pourtant langue officielle au Maroc au même titre que l’arabe.
Nous vous avions alors écrit le 3/06/2970, correspondant au 15/06/2020, une lettre dans laquelle nous vous alertions sur le fait que ce qui n’était alors qu’un projet de loi, violait l’article 5 de la Constitution que consacre « Tamazight, langue officielle » et la loi organique n° 26-16 du 12/09/2019 portant sur la mise en œuvre du caractère officiel de la langue amazighe et notamment son article 21 qui stipule que « seront inscrits en langue amazighe, à côté de la langue arabe, les renseignements contenus dans les documents officiels suivants : la carte nationale d’identité, le passeport, le permis de conduire, les cartes de résidence des étrangers établis au Maroc, les différentes cartes personnelles et attestations délivrées par l’administration ».
Sur le plan juridique, le projet de loi n° 04.20 était donc anti-constitutionnel et illégal. Mais vous avez persisté et vous avez pris le risque de vous mettre « hors-la-loi » alors même que votre rôle est d’appliquer les lois. Quel est votre sens de l’Etat et des institutions dont vous êtes censé être le premier serviteur, M. le chef du gouvernement? Comment voulez-vous que les citoyens respectent la loi si vous-même vous la bafouez ? Au Maroc comme ailleurs, ceux qui ne respectent pas la loi sont qualifiés de délinquants et doivent faire l’objet de poursuites judiciaires et condamnés.
Par ailleurs, nous attirions votre attention sur le fait que ce projet était discriminatoire et allait heurter de front les droits fondamentaux et la dignité de millions d’Amazighs du Maroc et que de ce fait, il était porteur de dangers pour la cohésion nationale.
Le Congrès Mondial Amazigh (CMA) vous avait alors demandé de modifier votre projet de carte nationale d’identité pour le mettre en conformité avec la législation du pays, ce qui est la moindre des choses mais aussi de démettre de leurs fonctions le Ministre de l’Intérieur et le chef de la police, responsables de cet acte illégal.
Mais vous avez été sourd à tout cela et vous avez poursuivi votre mésaventure.
Et votre gouvernement fait de pire en pire, à l’image de votre ministre de la santé, M. Khalid Ait-Taleb, qui publie un communiqué le 2 septembre 2020 pour informer le public que dorénavant les bulletins d’information sur le covid-19 seront publiés « dans deux langues, arabe et français ». Là aussi, M. le ministre de la santé ignore et exclut Tamazight. Pourtant, et particulièrement pour protéger la santé des populations, il est primordial de leur parler dans la langue qui leur est la plus familière et par conséquent en Tamazight pour les Amazighs. C’est ce que préconisent tous les organes de l’ONU et notamment l’OMS qui indique que « les informations pertinentes sur la pandémie covid-19 et la réponse à y apporter doivent atteindre tous les citoyens, sans exception. Pour ce faire, il faut rendre l'information disponible dans des formats et des langues facilement compréhensibles, notamment les langues autochtones ». Mais ces recommandations qui relèvent à la fois du droit d’être correctement informé et du simple bon sens, ne sont visiblement pas arrivées jusqu’aux oreilles de M. le Professeur et ministre de la santé du Maroc ou bien il ne les a pas jugées dignes d’intérêt. On ne sait si le ministère agit ainsi par ignorance, par racisme ou par mépris ? A moins que ce ne soit tout cela à la fois. Dans tous les cas, c’est un comportement irresponsable et dangereux.
Et le 3 septembre, vous tentez de détourner l’attention des Amazighs en créant une prétendue « commission de suivi de l’application du caractère officiel de la langue amazighe » que vous avez décidé de présider. Nous voilà rassurés, M. le chef du gouvernement. D’un côté vous refusez d’appliquer ce que vous dicte la loi organique 26-16 et de l’autre, vous tentez de noyer le poisson avec votre commission. Vous ne duperez personne M. El-Othmani. Avec vous à sa tête, cette commission est un corbillard pour Tamazight. Pour nous, elle donc est nulle et non avenue.
Par ailleurs, votre gouvernement profite du contexte de la pandémie du covid-19 pour anéantir le peu d’enseignement de Tamazight qui était en place dans les écoles. De l’avis de nombreux enseignants et inspecteurs de la langue amazighe, plus de 90% des enseignements de Tamazight ont disparu à la rentrée 2020. Cela n’a pas empêché votre ministre de l’Education Nationale, M. Amzazi de déclarer le 24 septembre dernier que son département « cherche à assurer le droit constitutionnel et fondamental à l’éducation ». On se demande si M. Amzazi sait que Tamazight fait partie du droit constitutionnel marocain depuis bientôt dix ans ?
Il y a quelques jours, le ministère de la culture a accordé un soutien financier de 14 millions de Dirhams (environ 1,3 million Euros) aux artistes marocains. Sur ce montant, une part infime a été accordée aux artistes amazighs. Comme l’a exprimé le cinéaste amazigh récemment disparu Ahmed Badouj, « nous sommes des marocains, mais sans droits, discriminés, abandonnés »*. C’est une discrimination raciale anti-amazighe inacceptable, que nous ferons condamner au niveau international.
Vous-même, M. le chef du gouvernement, depuis votre prise de fonction il y a plus de trois ans, vous n’avez prononcé aucun de vos discours en Tamazight ! Et même lorsque de vous vous adressez à un public uniquement amazigh, vous vous exprimez exclusivement en arabe ! Vous ne vous souciez même pas de savoir si ces personnes vous ont compris ou pas. Pourquoi ce mépris des Autres dès lors qu’ils sont Amazighs ? Savez-vous que c’est du racisme et que celui-ci est prohibé par le droit marocain (notamment l’article 23 de la Constitution) et par le droit international ratifié par le Maroc (notamment la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale) ?
Tout porte à croire que votre politique de négation et de marginalisation de Tamazight au mépris de la loi, est liée à votre appartenance à un parti ouvertement arabonationaliste et islamiste dogmatique et sectaire. Ce parti nie et combat ouvertement l’amazighité car elle est porteuse de diversité, de laicité, de liberté et de progrès humain. Votre parti, appelé de manière impropre et mensongère « parti de la justice et du développement - PJD », profite de l’ignorance et de la pauvreté des populations pour les tromper en leur promettant le paradis céleste. Sur terre, le peuple ne peut attendre ni justice, ni développement car ces objectifs ne font pas partie du programme réel de votre parti et de votre gouvernement soumis à une idéologie rétrograde et dangereuse pour votre pays.
Avec votre parti islamiste, ainsi que toutes les organisations qui vous sont alliées, vous maintenez le peuple dans la misère, l’obscurantisme et l’arriérisme et vous usez de la carotte et du bâton pour faire taire les citoyens conscients de vos dérives. C’est ainsi que votre gouvernement a envoyé arbitrairement des centaines de Rifains derrière les barreaux, dont certains pour 20 ans, pour soi-disant « atteinte à la stabilité de l’Etat et à l’unité nationale ». Mais vous, M. El-Othmani et votre gouvernement, en discriminant gravement les Amazighs, en violant la loi, en semant la discorde, en étant le serviteur d’une idéologie au service d’intérêts étrangers, vous êtes beaucoup plus dangereux pour l’unité nationale et les intérêts de votre pays.
Au Maroc, en Algérie et ailleurs dans les pays de Tamazgha, les islamo-panarabistes usent toujours du même stratagème : Mettre des Amazighs corrompus en façade des lieux de pouvoir et ensuite les manipuler avec des baguettes derrière un rideau opaque, comme des marionnettes. De cette façon, personne ne dira que les Amazighs sont discriminés dans l’accès aux postes de responsabilité. De plus, on leur fait faire les « sales besognes » comme la politique d’éradication de l’amazighité, la spoliation des terres, la répression, etc. Vous-même M. El-Othmani, ainsi que les deux ministres cités dans cette lettre (M. Ait-Taleb et M. Amzazi) et tous les ministres qui se prétendent Amazighs de votre gouvernement, vous êtes ces « Amazighs de service » conscients ou inconscients.
Ne soyez pas la main malfaisante des forces occultes, refusez d’offenser la conscience de vos frères Amazighs et de nuire à votre pays. Pensez à ce qui est arrivé à M. Ouyahya, votre confrère ancien premier ministre dans le pays voisin actuellement en prison où il subit les pires humiliations après avoir accompli les pires missions contre les Amazighs et servi avec zèle ses maitres panarabistes et islamistes.
En conséquence, il est urgent de démissionner de vos fonctions, vous et votre gouvernement, M. El-Othmani. Faites-le pour vous-même et pour une fois, dans l’intérêt de votre pays.
Cette lettre vous exaspérera probablement M. El-Othmani. Pourtant nous l’avons rédigée avec un grand sens de la responsabilité, de la retenue, de la mesure. Autant de valeurs qui sont étrangères aux gouvernements anti-Amazighs qu’a connu le Maroc, qui ont usé et abusé d’actes de racisme, de spoliations, d’injustices, d’agressions, de provocations et de répression à l’encontre des Amazighs. Au vu de tout cela, les Amazighs, peuple autochtone de ce pays, ne sont pas seulement exaspérés, ils réunissent tous les sentiments, dont la colère, de personnes profondément touchées dans leur dignité humaine.
C’est la dernière lettre que nous vous adressons, Monsieur le chef du gouvernement, et nous espérons vivement que vous en tirerez les conclusions les plus utiles et bénéfiques pour votre pays.
Veuillez agréer, M. le chef du gouvernement marocain, l’expression de nos sentiments distingués.
Paris, 2/10/2970 – 14/10/2020
Les co-présidents
Kamira Nait Sid – Khalid Zerrari
* Voir la vidéo de M. Badouj sur http://amazighworld.org/human_rights/index_show.php?id=642814