
La situation des Amazighs de Libye en 2024
discriminations raciales et menaces persistantes
Les Amazighs constituent la population autochtone de Libye. On estime leur nombre à environ 1,5 million, soit 22 % de la population totale du pays. Ils vivent dans différentes régions du pays, au nord, à l’est et au sud, sans continuité géographique.
À l’ouest de Tripoli, sur la côte méditerranéenne, ils occupent le territoire de At-Willul et sa principale ville, At-Wilul (Zwara), jusqu’à la frontière avec la Tunisie. La chaine montagneuse de l'Adrar Nafusa (Infusen) jusqu'à la frontière avec la Libye est également habitée très majoritairement par les Amazighs. Au sud-est, ils vivent dans les oasis d’Awjla, Jalu et Jakhra et au sud, la région du Fezzan est traditionnellement un territoire Kel-Tamasheq ou Imohagh-Tiniri (Touareg), comprenant les zones de Murzuq, Sebha, Ubari, Ghat et Ghadamès. Les Kel-Tamasheq de Libye sont naturellement liés aux autres communautés Kel-Tamasheq vivant de l’autre côté des frontières avec le Niger et l’Algérie. Tripoli abrite également une importante communauté amazighe.
Outre les populations arabes et amazighes, il existe en Libye une minorité ethnique appelée « Toubou », qui compte environ 50 000 individus. Originaires du plateau du Tibesti au Tchad, ils vivent le long de la frontière séparant la Libye et le Tchad. Ils mènent un mode de vie nomade et pratiquent l’élevage dans une zone qui s’étend du nord du Niger jusqu'au Soudan.
Du temps de Kadhafi (1969-2011), la Libye a été déclarée pays exclusivement « arabe et musulman ». La Constitution de 1969 stipule dans son premier article que « la Libye est une république arabe (…), le peuple libyen fait partie de la nation arabe et son objectif est l’unité arabe totale. Le nom du pays est la République arabe de Libye ». L’article deux ajoute que « l’islam est la religion d’État et l’arabe sa langue officielle ». Depuis lors, la politique gouvernementale a toujours persécuté sans relâche quiconque ne se reconnaît pas dans « l’identité arabo-islamique » de la Libye.
Après la « révolution » de 2011, un « Conseil constitutionnel provisoire » a soumis en 2017 un projet de nouvelle Constitution qui ne modifie en rien les fondements identitaires du pays. L’article 2 prévoit toujours que « la Libye fait partie de la nation arabe » et que « l’arabe est la langue de l’État ». L’article 6 précise que « l’islam est la religion d’État et la charia la source de sa loi ». Suivent d’autres articles discriminatoires interdisant à un Libyen non musulman de se présenter aux élections à la Chambre des représentants (article 69) ou à la présidence de la République (article 101) et précisant que la justice sera rendue « au nom d’Allah » (article 189). Ces articles visent clairement à imposer une république islamique, au détriment de la diversité des cultures et des croyances en Libye. Mais en raison de l’opposition des Amazighs et aussi à cause de la guerre civile, ce projet de Constitution n’a pas été adopté.
La Libye a ratifié les principaux instruments juridiques régionaux et internationaux relatifs aux droits de l'Homme et des Peuples.
Contexte d’instabilité politique et institutionnelle
La Libye vit toujours dans l’impasse politique avec deux gouvernements, le « Gouvernement d’unité nationale » (GNU) reconnu par l’ONU, basé à Tripoli et dirigé par le Premier ministre Abdul Hamid Dbeibah, appuyé par des milices armées et le « Gouvernement de stabilité nationale » (GNS), basé à Benghazi et dirigé par le Premier ministre Osama Hamad, soutenu par « l'Armée nationale libyenne » (LNA) sous le commandement du général Khalifa Haftar. La confusion politique persiste depuis de longues années et particulièrement depuis le report indéfini des élections nationales prévues en décembre 2021.
Le 13 avril 2024, Abdoulaye Bathily, le représentant spécial de l’ONU en Libye a démissionné de son poste, justifiant sa décision par le fait que les principales parties prenantes libyennes ont rejeté toute solution et ont présenté des demandes « déraisonnables » et manifesté leur « indifférence envers les intérêts du peuple libyen ». (1)
Le gouvernement de stabilité nationale (GNS) contrôle environ les 2/3 de la Libye (l’est et le sud) et le Gouvernement d’Unité Nationale (GNU) contrôle le 1/3 restant à l’ouest du pays, comprenant la ville de Tripoli. La situation institutionnelle, politique et sécuritaire est chaotique et constitue un sérieux obstacle au fonctionnent normal des services publics comme la santé, l’éducation, la justice, etc. En outre, les populations sont toujours confrontées à l’insécurité et aux difficultés à se déplacer. Des affrontements armés entre milices rivales se produisent régulièrement comme celui du 14 décembre 2024 autour de la raffinerie de pétrole de Zawiya à 40 km à l’ouest de Tripoli. La lutte pour le contrôle du territoire et des revenus pétroliers alimente les tensions.
En août 2024, le poste frontière de Ras Ajdir entre la Libye et la Tunisie, situé près de la ville amazighe de At-Willul (Zwara), a été fermé pendant plusieurs semaines en raison d’affrontements armés entre groupes rivaux en vue de son contrôle. Ce lieu est le théâtre de tensions permanentes qui impactent négativement la vie des habitants de la ville de At-Willul et sa région. (2) (3)
Il en découle des entraves sérieuses à la vie sociale, économique et culturelle dans le pays. Par ailleurs, le peu d’organisations de la société civile qui subsistent ont beaucoup de mal à exercer leurs activités à cause du manque de ressources et des menaces qui pèsent sur les libertés d’opinion, d’expression, de réunion et de circulation.
Dans ce contexte hostile et souvent dangereux, les territoires amazighs de Libye, tels que les régions de l’Adrar Nafusa, At Wilul (Zwara) dans l’ouest du pays et de Tiniri-Imohagh (Touareg) au sud, tentent de s’organiser autour de leurs municipalités, afin de faire face aux besoins essentiels des populations locales.
A cause de leur spécificité et de leur vulnérabilité, les Amazighs de Libye restent soumis à des menaces sur leur langue, leur culture, leur situation socioéconomique et leur survie en tant que peuple distinct. (4)
Défis en matière de droits de l’homme et de droits civils
Après la révolution de 2011 qui a chassé le régime dictatorial de Kadhafi, les Amazighs ont vécu un sentiment de liberté qui leur a permis d’exprimer publiquement leurs revendications en matière de reconnaissance et de respect de leurs droits, en tant que peuple autochtone distinct du reste de la société libyenne. Les Amazighs ont clairement affirmé leur identité et réclamé une protection juridique pour leur langue et son enseignement dans le système éducatif public libyen. Ensuite, les revendications des Amazighs se sont élargies aux questions de gouvernance, de droits fonciers et de droit à l’autodétermination.
La réponse des gouvernements libyens a alors consisté à traiter les Amazighs comme des « ennemis de la révolution », des « dangers pour l’unité nationale » et il s’est mis à les menacer. Cela indique clairement que le changement de régime politique en Libye ne s’est pas accompagné de la reconnaissance et le respect des Amazighs de ce pays. (5)
Les organisations amazighes de Libye souhaitent une Constitution qui garantisse le respect des droits de tous ses citoyens sans exclure aucune composante de la société. La nouvelle Constitution doit être conforme aux lois internationales pertinentes et soutenue par la communauté internationale.
Cependant, afin de s’attirer le soutien des Amazighs, le gouvernement d’unité nationale basé à Tripoli a fait des déclarations en faveur des droits des Amazighs et la nécessité de les reconnaitre dans la future Constitution du pays. Cependant, dans la pratique, rien n’est venu concrétiser ces promesses et de nombreux partis politiques panarabistes considèrent les Amazighs comme une minorité et rejettent toute possibilité de reconnaissance juridique des droits des Amazighs.
En juin 2024, l’Autorité générale des Waqfs (Awqaf) et des affaires islamiques du gouvernement de Tripoli a publié une déclaration stigmatisant la communauté amazighe musulmane de rite « ibadite », qualifiant les Amazighs de « gens de caprices et d’hérésie ». Cette déclaration indique que l’acte de « témoignage » d’un Amazigh ibadite n’a aucune valeur. En 2017 déjà, le Comité suprême de la fatwa islamique dépendant du gouvernement de Benghazi a qualifié les Amazighs ibadites de « groupes infidèles égarés et sans dignité ». Pour les autorités libyennes, seul l’islam de rite sunnite est autorisé. (6) (7)
Ces positions racistes anti-amazighes ont provoqué la colère des communautés amazighes qui ont réagi en fermant les bureaux gouvernementaux sur leurs territoires et ont décidé de créer leur propre Autorité des affaires religieuses.
En novembre 2024, le ministre de l'Intérieur du gouvernement de l'Unité gouvernementale (GNU) basé à Tripoli a annoncé son intention de prendre des mesures afin de rendre le port du voile islamique obligatoire pour toutes les femmes. Cette annonce a suscité des inquiétudes parmi les communautés amazighes car de telles mesures ne correspondent pas à la culture amazighe et à la vision amazighe d’une société libre et pluraliste. (8)
Défis politiques
Bien qu’elle constitue une partie substantielle de la population libyenne, la communauté amazighe est restée sous-représentée dans les institutions de l’Etat. Les Amazighs ne sont pas représentés dans les gouvernements libyens, ni au sein du Conseil présidentiel, ni parmi les dirigeants des grandes administrations. Cette mise à l’écart des Amazighs des centres du pouvoir politique, les prive de la possibilité de faire entendre leur voix et d’exploiter les opportunités dont pourraient profiter leurs territoires.
En 2024, la commission chargée de rédiger les lois électorales n'a pas tenu compte des suggestions des Amazighs pour une représentation proportionnelle et pour un découpage des circonscriptions électorales qui tienne compte des spécificités socioculturelles des territoires. Par conséquent, les Amazighs ont rejeté les lois électorales proposées par la commission.
En novembre 2024, la Représentante spéciale adjointe du Secrétaire général de l’ONU et chef par intérim de la Mission d’appui des Nations Unies en Libye, Stephanie Koury, a rencontré des représentants Amazighs pour discuter de leurs préoccupations concernant une représentation équitable et une participation significative au processus politique. Bien que cette rencontre ait été perçue comme positive par les Amazighs, rien n’indique que leurs demandes soient entendues par les autorités libyennes.
Les préoccupations en matière de droits de l’homme pour les populations amazighes comprennent la discrimination culturelle, les restrictions à la liberté d’expression, les défis liés à l’autodétermination et la répression. Les militants des droits des Amazighs ont été arrêtés et maltraités par les services de sécurité intérieure du gouvernement de Tripoli, ces militants signalent souvent des obstacles persistants dans la mise en œuvre des activités culturelles et dans leur liberté d’expression et de participation à la vie politique du pays. (9) (10)
Défis économiques
Les efforts que semble faire le gouvernement de Tripoli pour moderniser les services et les institutions locales n’ont pas été mis en œuvre efficacement dans les régions amazighes, perpétuant les disparités économiques. Les plans et projets de développement de l’État ont historiquement négligé les territoires amazighs. En 2024, les Amazighs continueront de faire face à des défis économiques importants qui sont le résultat du manque d’initiatives de développement appropriés, comme les infrastructures sanitaires ou l’approvisionnement en eau.
Les projets de développement national ont été délibérément orientés vers les régions et les villes non amazighes affiliées à de grandes milices et groupes armés, qui reçoivent l’attention du gouvernement. Les principaux projets d’infrastructure, tels que la construction de routes et l’amélioration des services publics, ont été principalement attribués à des zones alignées sur les autorités gouvernementales, laissant les territoires amazighs avec des installations dégradées.
Malgré la proximité des territoires amazighs avec des zones riches en pétrole, les communautés amazighes des régions de l’Adrar Nafusa, At Wilul (Zwara) et Tiniri-Fezzan (Touareg) n’ont reçu qu’une infime partie des revenus pétroliers.
La région de Kabaw dans le territoire amazigh de l’Adrar Nafusa, autrefois connu pour ses figues, ses olives et ses amandes, a connu un déclin agricole important en raison des sécheresses. Les champs qui étaient autrefois verts et prospères jusqu'au début des années 2000 sont désormais stériles. L’absence de soutien gouvernemental à l’adaptation au changement climatique et aux pratiques agricoles durables a laissé les agriculteurs en grande difficulté. (11)
Malgré leur contribution à la construction de la rivière artificielle sous forme d’impôt sur leurs salaires depuis de nombreuses années, les habitants des régions amazighes ne sont pas reliés au réseau de conduites d’eau du projet. Dans la région de l’Adrar Nafusa, l’absence d’infrastructures efficaces de gestion de l’eau a entraîné de graves pénuries d’eau, forçant de nombreux habitants à abandonner leurs maisons et leurs fermes et à migrer vers les zones urbaines. Dans cette région montagneuse, la dégradation de l’environnement et le manque de soutien gouvernemental ont entraîné une baisse de la production alimentaire locale, aggravant l’insécurité alimentaire.
Le manque d’opportunités économiques a contribué à l’augmentation du taux de chômage et à la migration de nombreux opérateurs économiques vers la capitale et les zones côtières. Début 2024, plusieurs institutions locales ont été fermées dans la région de l’Adrar Nafusa en raison du manque de ressources et de l’insécurité, ce qui oblige les habitants à parcourir de longues distances pour accéder à certains services publics. Dans la localité de Yefren, des agences bancaires, la faculté des sciences de l'éducation, ont été fermées en 2024 (12). Cela accentue encore davantage la marginalisation de ce territoire.
Les fermetures régulières du poste frontière de Ras-Ajdir avec la Tunisie, près de la ville de At-Willul (Zwara) perturbe gravement les activités économiques dans la région, affectant les moyens de subsistance des communautés amazighes qui dépendent de ces activités transfrontalières. (13)
Les défis de la jeunesse autochtone en Libye
Les jeunes autochtones et particulièrement les jeunes femmes en Libye sont particulièrement impactés par le chaos sécuritaire. Cette situation fait obstacle à leurs activités, notamment travailler ou faire des études et obstrue leur avenir. Selon un témoignage recueilli auprès de Dihya, jeune amazighe de Nalut, « le plus important pour moi, c’est l’absence d’espoir. Je rêve d’un pays en paix et où je serai libre d’étudier et de travailler, mais la Libye est dominée par la violence et les discriminations à l’encontre des femmes et je ne vois pas comment les choses peuvent s’améliorer ». A At-Willul, le jeune Izem se dit « préoccupé par le règne de la loi des armes et par les injustices ». Il ajoute qu’il « a peur du gouvernement et des groupes extrémistes panarabistes et islamistes, car ils sont violents et ils propagent des discours de haine et d’exclusion envers les communautés amazighes ».
Un autre défi concerne plusieurs milliers de jeunes Kel-Tamasheq ou Imohagh (Touaregs) du sud de la Libye qui sont toujours privés de documents d’identité, ce qui leur interdit de bénéficier des services publics comme l’éducation ou la santé. Ce problème qui perdure depuis plus de cinquante ans n’a pas connu un dénouement jusqu’à présent bien qu’il ait été porté à l’attention des autorités gouvernementales.
Congrès Mondial Amazigh
Décembre 2024
(1) https://fr.africanews.com/2024/04/16/libye-bathily-demissionne-de-la-mission-speciale-de-lonu/
(2) Abdulkader Assad, Libyan Amazigh Council denounce Interior Minister's Ras Ajdair actions, 23/03/2024, https://libyaobserver.ly/news/libyan-amazigh-council-denounce-interior-ministers-ras-ajdair-actions
(3) Simon Speakman Cordall, Smuggler paradise on Tunisia-Libya border hurts as closure strangles trade, 19 Jun 2024. https://www.aljazeera.com/news/2024/6/19/in-a-smuggler-paradise-on-tunisia-libya-border-closure-wrecks-livelihoods
(4) Abdulkader Assad, June 11, 2024. Koury listens to demands of Libyan Amazigh, Libya Observer https://libyaobserver.ly/inbrief/koury-listens-demands-libyan-amazigh?utm_source=chatgpt.com
(5) Libya. Internal security agency must end abuses in name of “guarding virtue”, 14 February, 2024. https://www.amnistia.org/en/news/2024/02/libya-internal-security-agency-must-end-abuses-in-name-of-guarding-virtue/
(6) Menas Associates, July 18, 2024. Libya’s religious tensions bubble to the surface again Libya https://menas.co.uk/blog/libyas-religious-tensions-bubble-to-the-surface-again (accessed on 25th, Nov 2024)
(7) Lamine Ghanmi, August 13, 2017. Fatwa against Ibadi Muslims in Libya risks igniting sectarian strife https://thearabweekly.com/fatwa-against-ibadi-muslims-libya-risks-igniting-sectarian-strife (accessed on 28th, Nov 2024)
(8) Police des mœurs et voile obligatoire : une nouvelle arme politique dans une Libye divisée, 13 novembre 2024. https://www.courrierinternational.com/article/societe-police-des-m-urs-et-voile-obligatoire-une-nouvelle-arme-politique-dans-une-libye-divisee_224490
(9) Amnesty International 2023/2024 Report. https://www.amnesty.org/en/location/middle-east-and-north-africa/north-africa/libya/?utm_source=chatgpt.com
(10) Freedom in the world 2024. Libya. https://freedomhouse.org/country/libya/freedom-world/2024
(11) Once Fruitful, Libyan Village Suffers Climate Crisis, May 26, 2024.
https://english.aawsat.com/varieties/5031595-once-fruitful-libyan-village-suffers-climate-crisis
(12) BTI Transformation Index, Libya Country Report 2024. https://bti-project.org/en/reports/country-report/LBY?utm_source=chatgpt.com
(13) Ali Bin Musa, August 22, 2024. Border Crossing Struggle Reflects Chronic Instability in Western Libya https://mecouncil.org/blog_posts/border-crossing-struggle-reflects-chronic-instability-in-western-libya/?utm_source=chatgpt.com